"Avancer dans cette philosophie de la deuxième chance", François Biltgen au sujet du projet de loi 5157 prévoyant des mesures ponctuelles en matière de prévention des faillites

paperjam: Monsieur Biltgen, en mai 2003 a été déposé le projet de loi 5157 portant des mesures ponctuelles en matières de prévention des faillites et de lutte contre les faillites organisées. Or, depuis fin 2003 et les avis rendus par le Conseil d'Etat, l'lnstitut des Réviseurs d'entreprises et l'Ordre des experts-comptables, le dossier n'a plus avancé. Pourquoi?

François Biltgen: Je ne suis ministre de la Justice que depuis 2009. Il m'est difficile de me prononcer sur un dossier qui avait été initié par mon prédécesseur (Luc Frieden, nldr.). Le fait est que la première mouture du texte avait été contestée par les différentes chambres professionnelles, qui estimaient le texte trop axé sur la phase de constitution de la société, avec des propositions de relèvement du capital social minimum, ou bien sur la phase post-faillite.

paperjam: Il n'empêche que même si les avis ont été assez critiques, rien n'a été fait depuis plus de sept ans pour redresser le tir...

François Biltgen: C'est pour cela que l'une des premières priorités, lorsque j'ai pris mes fonctions au ministère de la Justice, a été de me pencher sur cette question. D'ailleurs, ce point figure également dans les 65 propositions publiées en avril 2010 par le ministre de l'Economie et du Commerce extérieur leannot Krecké (Point 7. Réformer la législation en rapport avec les procédures de faillite et de gestion contrôlée afin de la rendre plus efficiente. Il est proposé de considérer une procédure de gestion contrôlée qui s'inspire des principes du Chapter 11 en droit américain afin de permettre une protection temporaire contre les créanciers d'une entreprise au cas où il est avéré que l'entreprise peut restructurer son activité pour revenir vers une situation économiquement viable, ndlr.). Je note au passage qu'une vingtaine de ces 65 propositions sont des idées apportées par les différents ministères de ma compétence.

C'est pour cela que je n'ai pas demandé à ce que le projet de loi 5157 soit retiré du rôle des affaires à la Chambre des députés. J'ai plutôt l'idée de le revoir de fond en comble. Le ministère de la Justice conserve le lead sur le dossier, mais nous allons discuter en amont et en aval avec un certain nombre d'autres ministères, comme ceux de l'Economie et du Commerce extérieur, des Classes moyennes ou encore le ministère du Travail et de l'Emploi.

paperjam: Où en sont donc, aujourd'hui, les réflexions menées sur la question?

François Biltgen: Il faut d'abord avoir en tête que le droit ne peut pas changer la réalité. Aucune loi ne pourra jamais empêcher des faillites d'avoir lieu. C'est pourquoi il convient de discuter des différentes phases de la vie économique d'une entreprise. Ainsi, dans la nouvelle version du projet de loi que nous sommes en train de préparer, nous retrouverons quatre volets: le préventif - c'est-à-dire la mise en oeuvre de clignotants enclenchant des mesures provisoires, voire une gestion contrôlée -"le répressif - afin de mieux lutter contre les faillites frauduleuses -" le réparateur - pour donner une seconde chance aux faillites de bonne foi et le social - en accélérant les liquidations des faillites et en protégeant mieux les salariés.

Concernant l'aspect préventif, il y a deux approches. Il y a ceux qui disent que l'on peut éviter une faillite dès la constitution d'une société, en exigeant, avant même de lancer une activité économique, un capital social et des critères de formation substantiels. Et puis il y a l'approche "Trau dech!" ("ose!", ndlr.) prônée par le ministère de l'Economie en vue de stimuler l'esprit d'entreprise. C'est dans ce domaine-là que les débats tournent un peu en rond actuellement. Lors des discussions à ce sujet à la Chambre des députés, fin janvier, on a pu voir que les avis étaient très partagés. Même ceux qui sont plutôt favorables à cette seconde approche reconnaissent en même temps qu'il serait bien de pouvoir éviter des conséquences de la faillite en réfléchissant sur les aspects capital social et formation. Mais globalement, le vent est en train de tourner et il n'y a qu'à voir la récente publication de la Chambre de Commerce qui propose la création d'une Sàrl simplifiée pour noter que la tendance est tout de même largement tournée vers des mesures facilitant plutôt que freinant la création d'entreprise. Je suis, personnellement, plutôt de cet avis-là également. Si nous freinions trop la constitution de sociétés, nous inhiberions des talents qui n'arriveraient pas à trouver des financements pour se lancer. Mais il faudra une bonne fois pour toutes que le politique tranche.

paperjam: D'où l'idée de considérer des mesures préventives à d'autres moments de la vie économique d'une société?

François Biltgen: Nous pensons en effet qu'un gros travail de prévention peut être accompli au moment où l'entreprise est sur le point d'être en difficultés, ce qui peut permettre de l'empêcher de tomber en faillite et de la redresser. Cela constitue clairement une toute autre approche du phénomène de la faillite que par le passé. Nous allons donc réfléchir à la mise en place de clignotants qui, lorsqu'ils vireront à l'orange, devront permettre de déclencher des mesures provisoires et aboutir, le cas échéant, à une gestion contrôlée.

paperjam: A quels types de clignotants pensez-vous?

François Biltgen: Nous sommes en train d'en déterminer les contours et les conditions de mise en oeuvre. Ces clignotants pourraient tout simplement venir des administrations publiques elles-mêmes. Il faut savoir que 45% des faillites sont initiées par le centre commun de la Sécurité sociale et 45% par les bureaux d'imposition directe et indirecte. L'Etat est donc largement le "déclencheur" de ces faillites, ce qui ne veut évidemment pas dire qu'il en est la cause. Il faut aussi faire une distinction entre grandes et petites entreprises et être assez flexible. Car seulement la moitié des entreprises comptent des salariés et beaucoup de ces entreprises n'ont qu'un seul salarié, qui est aussi le gérant de l'entreprise. En 2009, il y a eu 428 faillites avec salariés, sur un total de 698 et 1.724 salariés avaient été indemnisés. En 2010, sur un total de 918 faillites, 499 l'ont été pour des entreprises avec salariés et 1.993 de ces salariés ont été indemnisés.

Il y a, en la matière, très souvent un choix très cornélien à faire: faut-il mettre en faillite une entreprise en difficulté, ce qui coûte aux deniers publics, ou bien attendre encore en pensant que l'on va réussir à redresser la situation? Nous pensons que les clignotants que nous souhaitons mettre en place, avec les données du Centre commun de la Sécurité sociale, de l'administration de l'Enregistrement et des Domaines ou de l'administration des Contributions directes permettront justement de pouvoir redresser la situation avant qu'il ne soit trop tard.

paperjam: Dans quelle mesure un instrument comme le Comité de conjoncture peut-il s'inscrire dans cette démarche?

François Biltgen: Lorsque j'étais ministre du Travail, j'ai contribué à réformer le Comité de conjoncture en mettant en oeuvre, contre l'avis majoritaire de l'époque du patronat, la politique de maintien dans l'emploi au travers du projet de loi 5611.

Aujourd'hui cette politique a fait ses preuves. Si une entreprise est en difficulté, il vaut mieux qu'elle se restructure, voire qu'elle détruise des emplois, sans pour autant mettre ses salariés sur la touche. Il s'agissait alors de remplacer la sécurité de l'emploi par une sécurité dans le marché de l'emploi. C'est la même philosophie que je veux mettre en place dans le cas présent. Il faut consolider les entreprises qui peuvent l'être. En introduisant une obligation d'information de toutes procédures de licenciements économiques auprès du Comité de conjoncture, on permet d'ores et déjà à cet organisme, dans le cas où ces procédures viendraient à se multiplier, de contacter directement ces entreprises pour les aider. Je souhaite, dans une nouvelle évolution de ce Comité de conjoncture, qu'y soient centralisées les notifications pour licenciement économique, mais aussi les défauts de paiement répétés des dettes fiscales ou de la Sécurité sociale.

paperjam: Cela veut-il dire que vous souhaitez intégrer le ministère de la Justice dans le fonctionnement de ce Comité de conjoncture?

François Biltgen: Ce Comité est, pour l'heure, coprésidé par les ministères de l'Economie et du Travail. Nous envisageons en effet d'intégrer des représentants de la Justice issus du parquet économique. Pour avoir été, en son temps, à l'origine de la politique du maintien dans l'emploi avec mes collaborateurs du ministère du Travail, je suis bien placé pour savoir que nous disposons là d'un formidable instrument qui se prête à la mise en oeuvre de ce que nous voulons faire.

Nous avons déjà une large palette de possibilités offertes par cette fameuse loi 5611 de 2006 (la loi promouvant le maintien dans l'emploi et définissant des mesures spéciales en matière de sécurité sociale et de politique de l'environnement, ndlr.) que personne n'a aimée à l'époque, mais dont on découvre, aujourd'hui, toutes les vertus. Mais il faudrait encore en ajouter, comme une interdiction momentanée, pour un mois par exemple, de vendre l'outil de travail. Car, très souvent, une entreprise qui a des problèmes financiers vend son outil de travail pour avoir de l'argent, voire le "mettre à côté". Il faut néanmoins garder à l'esprit que toutes les sociétés ne peuvent pas être sauvées. En voulant trop sauvegarder les emplois, non seulement on n'y parvient pas, mais on enfonce encore davantage le clou et on dilapide les deniers publics. Si une entreprise ne peut pas être sauvée par les seules mesures provisoires, il faut alors entrer dans une gestion contrôlée, établie sur mesure selon la taille et l'activité de l'entreprise, voire accepter, en dernier lieu, la faillite.

paperjam: Cette gestion contrôlée existe déjà, mais elle n'est quasiment jamais utilisée, avec à peine deux cas en 2009 et deux en 2010. Pourquoi?

François Biltgen: Elle n'est pas assez souple et pas assez économique. Son approche est plutôt juridique. Trop juridique. Il faut la rendre plus flexible et plus sociale. Par ailleurs, la situation de banqueroute est qualifiée en tant que crime dans notre législation. Ca ne facilite évidemment pas les choses. Il est évident qu'il faut réformer et aménager les dispositions sur la gestion contrôlée. Mais il faut aussi savoir faire le distinguo entre faillite et faillite frauduleuse et organisée. Et c'est là qu'on entre dans le volet répressif du nouveau projet. Un certain nombre d'éléments de lutte contre ce type de faillites figure déjà dans le premier projet de loi de 2003. Il faut savoir qu'entre 2004 et 2009, le parquet de Luxembourg a eu à traiter 102 poursuites et a prononcé 100 condamnations, dont 25 pour banqueroute simple et deux pour banqueroute frauduleuse. A Diekirch, une dizaine de cas sont également signalés. Il y a donc des condamnations, mais pas assez nombreuses.

Il convient en premier lieu de décriminaliser ce principe et de le requalifier en simple délit. Ensuite, il faut améliorer la collaboration entre les polices judiciaire et locales afin de détecter des éléments de faillites frauduleuse. A partir de là, il faut être en mesure de ne pouvoir donner une deuxième chance qu'à ceux qui ont été victimes d'une faillite non frauduleuse. Il faut réellement évoluer et avancer dans cette philosophie de la deuxième chance, dans un esprit d'entrepreneuriat...

paperjam: Qu'en est-il du volet social que vous souhaitez également développer?

François Biltgen: Il faut évidemment envisager une meilleure protection des salariés et discuter des super-privilèges du travailleur. On peut, par ailleurs, mettre en place un système d'avances qui seraient payées par l'Adem. Lorsque j'étais avocat, j'ai pu constater combien cela pouvait prendre du temps avant qu'un salarié d'une entreprise victime d'une faillite soit payé. A Esch-sur-Alzette, par exemple, le système était bien rodé: l'Office social avançait l'argent et était remboursé dès que l'Adem payait à son tour. Je sais que l'Adem travaille actuellement sur la question. Je souhaite également que soit revu le déroulement même des faillites et tout ce qui touche aux curateurs. Généralement, pour les grandes faillites, avec beaucoup d'actifs, les tribunaux choisissent de faire appel à de grandes études d'avocats chevronnés pour agir en tant que curateur. Et c'est tout à fait normal, car souvent il y a un grand nombre de questions de droit qu'il faut démêler. En revanche, pour de petites faillites, avec de faibles niveaux d'actifs, la problématique est bien souvent davantage comptable que juridique. Il faudrait donc, dans ces cas-là, plutôt faire appel à des réviseurs ou à des comptables. Aujourd'hui le parquet est réellement débordé avec le traitement de liquidations de sociétés, en particulier des structures de type holding. Il y a actuellement près de 4.000 dossiers de liquidation en cours.

paperjam: Il était pourtant prévu la publication d'un règlement grand-ducal dressant une liste d'avocats qui pourraient être uniquement dédiés au règlement de faillites. Mais cette liste n'a jamais été publiée...

François Biltgen: Oui, c'est vrai, et je ne pense pas qu'elle le soit un jour sous cette forme, car il est très difficile de pouvoir l'établir de manière efficace. Je préfère plutôt travailler sur l'idée de faire appel à des liquidateurs plutôt qu'à des curateurs dans les cas de faillites simples.

paperjam: Comment, concrètement, souhaitez-vous présenter ce nouveau projet de loi?

François Biltgen: Comme je l'ai déjà dit, il s'agira plutôt de retravailler en profondeur le projet de loi 5157 existant, en y intégrant cette nouvelle approche politique. Il est important d'aller au-delà de la seule question juridique, mais aussi de mieux prendre en compte les aspects économiques et sociaux. Sur l'ensemble des volets que je viens de détailler, tout le monde est, je le pense, d'accord. Il n'y a que sur la question financière du capital social minimum que je n'ai pas senti une réelle cohésion lors des récents débats à la Chambre. Nous allons, au fur et à mesure de nos réflexions, multiplier les consultations auprès des ministères et institutions concernés. Je pense pouvoir être en mesure de présenter le nouvel avant-projet de loi cet automne.

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